Enfoncer la tête dans le bourbier de la clairvoyance

C’est parce que ce livre singulier coïncide ô combien avec son sujet que la lecture de Bleu,ciel non compris est une épreuve violente. L’auteur s’opère elle-même à vif, sans anesthésie. Par le scalpel des mots, elle ne se ménage pas, elle en premier lieu, et malmène également son lecteur si celui-ci éprouve le minimum d’empathie requis pour saisir les tenants et les aboutissants des fines observations de son héroïne.

« Il nous faut souffrir le martyre pour pouvoir écrire sérieusement ». Cette phrase d’Hemingway trouve avec Lili Frikh son mode d’expression suprême. La dose de lucidité supportable sur soi-même est élevée, très élevée, bien au-dessus de la moyenne. Elle en assume les conséquences, les dégâts intérieurs terribles qu’elle donne à voir avec une profondeur et une acuité éblouissantes.

Au-delà du choc de la première lecture, comment comprendre la « schizophrénie des mots » de Lili, personnage délicat et attachant dont le récit est d’une noirceur abyssale ?

Comment procède stylistiquement l’auteur pour exprimer la radicalité d’une expérimentation de soi par soi ?

La cruauté métaphorique et les torsions de sens qu’elle impose revêtent un enjeu existentiel visant pour Lili à un discernement salvateur de l’essentiel. Tâchons de l’éclairer en parcourant quelques constellations de Bleu, 97 paragraphes regroupés en trois grandes parties d’un « itinéraire triptyque ».

Le thème principal qui traverse l’oeuvre de part en part et sous-tend la quête de l’héroïne est celui d’une ambivalente dialectique de la souffrance et de l’écriture.

Tel Trophonios, Lili creuse son mal-être, son mal de vivre pour  pouvoir le supporter. Ce pourquoi elle enfonce résolument « la tête dans le bourbier« * de la clairvoyance, en ne s’autorisant aucune illusion consolatrice. Comme pour Nietzsche, « Tous [ses] écrits sont des hameçons »* où elle accroche sa douleur existentielle. Elle transperce, se transperce par les mots dans la recherche exigeante d’une coïncidence à soi.

Le champ lexical dominant est celui de la chair meurtrie, l’écriture étant décrite à la fois comme plaie et comme couteau. Moyen et fin indissociablement instaurent une circularité dans le processus de création littéraire: la souffrance, exacerbée dans le retour réflexif sur soi-même, permet d’aiguiser encore cette acuité dont l’héroïne fait preuve pour s’emparer des mots, qui à leur tour constituent un moyen raffiné de perpétuer sa douleur. Telle est « la torture du devoir-créer »* à laquelle s’astreint Lili.

Il ne s’agit donc pas simplement pour elle de dépasser illusoirement sa souffrance, qu’elle dépeint comme son horizon indépassable. C’est en ce sens que l’ambivalence demeure au coeur de l’écriture-« enfer« , qui loin de permettre de mettre à distance sa souffrance, de s’en décaler – ce qu’elle récuse vigoureusement – la creuse tout en la cantonnant dans un statut de moyen au service d’une fin plus haute: l’écriture.

La maïeutique est des plus douloureuses: « le sale boulot » s’apparente à un accouchement par/ dans l’écriture. Celle-ci revêt la caractéristique que Jacques Dupin assigne à la poésie:

« Expérience sans mesure, excédante, inexpiable, la poésie ne comble pas mais au contraire approfondit toujours davantage le manque et le tourment qui la suscite. »

La douleur elle-même est donc ressentie comme un stimulant de la création. Elément constitutif du tragique, « impossible et nécessaire » (Jankélévitch) à surmonter.

Le problème qui se pose dès lors est celui de l’articulation existentielle entre:

– d’une part l’affirmation artistique créatrice qui doit nécessairement intégrer les éléments morbides de la souffrance,

– d’autre part la lucidité sur la vie qui renchérit en faisant de l’écriture un enfer.

Il semble que seul l’oubli auquel Lili fait brièvement référence (- et auquel on peut rattacher ses rares moments de « désinvolture thérapeutique » (Bleu n°45) où elle lâche du lest vis-à-vis d’elle-même, semblant relâcher son épuisante auto-vigilance) permette une transfiguration de la souffrance. L’oubli, « faculté d’inhibition active » pour Nietzsche, est l’élément indispensable non à un dépassement mais à une assimilation créatrice de la douleur. Il fixe les limites de la cruauté exercée sur soi-même. L’éloge de l’oubli par Nietzsche s’oppose au ressassement stérile et conditionne le simple « aller de l’avant », attitude dont n’est pas exempte l’héroïne « malgré tout ».

Lili boit la coupe de l’amertume et s’en défait dans le Bleu suivant, comme si la macération délétère de la délectation morose lui était foncièrement étrangère.

La souffrance pré-oriente l’écriture qui est elle déterminante en dernière instance. Processus interprétatif et d’auto-interprétation, le travail de l’écriture transfigure sans déperdition ni surajout ce dont elle procède.

Ce n’est ni l’apaisement ni le contentement de soi qui est recherché ici à travers une curiosité aiguisée.

Cette capacité à affronter sans l’esquiver sa souffrance et à l’empoigner à bras le corps par les mots conditionne la radicalité de l’expérimentation de soi par soi dans Bleu.

Lili fait symptomatiquement référence à la Petite Sirène, le plus cruel des contes d’Andersen, incarnant par-là même les quatre vertus cardinales nietzschéennes:

            « le courage, la lucidité, l’intuition, la solitude »*

Expérience sans retour, la Petite Sirène choisit délibérément pour côtoyer le Prince humain dont elle est amoureuse, de voir sa queue de poisson tranchée en deux. Elle accepte de pouvoir marcher, c’est-à-dire de changer de condition en passant du mode aquatique au mode terrestre de déplacement, ce dernier lui coûtant d’indicibles douleurs. C’est à ce prix exorbitant qu’elle se risque elle-même.

            « C’est risqué, l’homme, pas joué, pas jouable, en jeu » (Bleu n°32)

Ce risque extrême volontairement assumé est exprimé par la métaphore de l’expérimentation chimico-biologique qui suggère cette radicalité de la terra incognita en soi-même.

            « C’est du bleu de synthèse, obtenu par fécondation in texto, un bleu éprouvette, à    l’épreuve des mots » (Bleu n°6)

Lili a conscience du caractère extrême de sa démarche à l’égard d’elle-même:

            « J’ai été là où personne ne va chercher personne, là où les mots prennent racine, arrachent la peau, la langue. »

Plus radicale on ne peut. L’objet de sa traque intérieure, elle le souligne, est de pousser l’expérience dans ses retranchements les pires, les meilleurs, qu’importe. De toute façon, il faut y aller, « y passer ». Attitude audacieuse, aventureuse vis-à-vis d’elle-même, dénonçant et passant outre dérisoires convenances sociales et normes établies.

Puisqu’il s’agit bien de transformer la vie en « poudre explosive » par la dynamite de l’écriture. Elle ne sait pas à l’avance ce qu’il adviendra d’elle, ce qu’il résultera de « l’essai ».

Très nietzschéenne, Lili.

« […] le vrai philosophe, n’est-ce pas notre sentiment, mes amis, mène une vie « non-philosophique » et « non-sage », avant tout une vie imprudente; il assume le fardeau des cent tentatives et tentations de la vie: il se risque continuellement  lui-même, il joue le jeu dangereux… »*

Entreprise de dureté vis-à-vis de soi-même.

« Il faut être aventureux, même vis-à-vis de soi-même, audacieux, destructeur. Rien du bavardage onctueux des belles âmes »

L’implication de soi est donc totale et le jeu loin d’être anodin ou anecdotique. C’est une conception expérimentale de la vie qu’incarne Lili qui parle justement d' »ordalie ».

Comme la Petite Sirène, elle ne sort pas indemne de cette mise à l’épreuve radicale dans l’écriture, enjeu existentiel suprême. Elle est à la fois « celle qui commande et celle qui obéit » (Nietzsche) pour maîtriser le chaos qu’elle est, sans faux-monnayage avec elle-même. Elle met ainsi en pratique et applique à la lettre une méthodologie qui s’apparente à une probité philologique exemplaire par rapport à son texte intérieur.

            « Apprendre à voir, habituer l’oeil au calme, à la patience, à laisser les choses venir à lui, à suspendre le jugement, apprendre à faire le tour du particulier et le saisir dans sa totalité. C’est là l’école élémentaire de la vie de l’esprit: ne pas réagir immédiatement à toute sollicitation mais savoir jouer des instincts qui retiennent et qui isolent. »*

Lili ne procède pas autrement de Bleu en Bleu, se préservant ainsi s’un double écueil: d’une part la stérile complaisance à soi, fermée sur elle-même, d’autre part la boulimie vaine d’un presto incontrôlé et comme happé hors de lui-même par l’extérieur.

De toute façon, le désespoir, précise-t-elle, comme la mémoire, est sélectif.

Entre les deux, « son singulier reste inabordable ». C’est la raison pour laquelle, précisément, elle s’y attelle dans la conscience et avec la détermination d’une tâche incommensurablement ardue.

            « Sans l’inconnu, rien n’est donné, aucune garantie. Je peins dans ce train-là. »

Elle tente d’aller aussi loin que possible dans l’inatteignable transparence à soi à travers un dédoublement dialogique entre une Lili héroïne et une Lili écrivain. Fiction où le questionnement accule à repousser encore ses propres limites, dans une traque irréductible mais nécessaire.

            « En dernière instance, c’est moi qui décide, moi qui me sauve ou pas. »

C’est ce volontarisme héroïque qui est sa « bouée » et lui fait décréter son exigence de coïncidence entre les mots et les choses.

            « Je préfère les voir arriver en chair et en os, les mots en personne. » (Bleu n°9)

Sans médiation ni truchement intellectuel, directement, expérimentalement.

La déchirante dualité instaurée entre les deux Lili est souvent aporétique mais permet de poursuivre la quête, de se déplacer encore plus loin pour flirter avec les limites du dicible, et, suprême élégance, de les désigner comme telles:

« Certaines rencontres échappent, par nature à la force de frappe linguistique, aux violences du baptême, à la mise en pièces syntaxiques »

Conséquence d’une défiance envers le langage conceptuel, elle va « là où l’énoncé éveille sur lui-même le soupçon » (Jean-Pierre Depétrie).

Ce pourquoi Lili a recours à des torsions métaphoriques pour discerner et exprimer l’essentiel pour elle. Son style cruel et salvateur dessine un enjeu vital tant il est vrai que

« là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve » (Hölderlin).

Comme Zarathoustra, elle est « à la fois le poids, le peseur et la balance » en ne s’accommodant pas des critères de valeur établis. L’expérience du pèse-personne à laquelle elle procède (Bleu n°17) est d’ordre axiologique. C’est la valeur de sa vie qu’elle interroge, dont elle scrute le décalage dans une posture d’autodérision ironique.

Humour noir et cynisme sont ses armes rhétoriques de prédilection, employées dans d’autres images significatives. Parmi elles, la métaphore végétale de la « transplantation sur le papier » de sa vie (Bleu n°93). Il s’agit de révéler la Fleur en elle, fleur tragique car toujours inadaptée à son environnement autre que scripturaire.

Elle se livre volontiers également à des déformations parodiques et cyniques:

            « Tout est pour le mieux dans le pire des mondes possibles »

inversant les pseudo-valeurs philosophiques (Leibniz via Candide), en leur faisant subir un traitement dé-valorisant. Car

« se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher » (Pascal)

Tout repère fixe philosophique s’en trouve disqualifié (Bleu n°18, torsion de sens du cogito cartésien); par « essence », le sujet qu’elle représente est morcelé et écartelé.

Les catégories religieuses en prennent dans la même veine malicieusement pour leur grade (« règne de la Nature et de la Grâce » Bleu n°20; humour savoureux de la « maculée conception » Bleu n°35; paronomase « à la crasse de Dieu », titre du Bleu n°12).

Les aphorismes désabusés à la Cioran égrenant le désespoir à fleur de mots contribuent eux aussi à cette impression de provocation généralisée.

Quant aux anecdotes et menus événements dont elle restitue le sens personnel, inaperçu pour quelqu’un d’autre qu’elle-même, ils sont révélateurs d’une capacité de perception intensifiée et d’un rare affinement de la sensiblité.

Dans le même registre, Lili manie le paradoxe avec virtuosité:

            « J’aime bien au-delà de ce qui est aimable »

En multipliant ainsi les formulations qui sont autant de torsions signifiantes dans l’écriture, elle manifeste qu’elle est une plante rare, à la « sensualité intelligente » -autre vertu nietzschéenne-, exempte de toute mise entre parenthèse des aspérités de la vie.

Il est un domaine où Lili oublie la dureté envers elle-même pour concentrer sa perspicacité sur l’extérieur, c’est celui des relations avec Autrui.

Autrui apparaît en effet comme un saphir dans Bleu. Lili se comporte avec une scrupuleuse délicatesse dans les relations interpersonnelles.

Qu’il s’agisse de l’amie (Bleu n°36) qui lui annonce ses fiançailles, événement ressenti par elle avec réticence comme un redoutable danger de perte de soi dans le couple, sentiment qu’elle se reproche sans pouvoir s’empêcher de l’éprouver.

« La vie noircit au contact de la vérité » (P. Valéry)

Lili s’adresse à elle-même une avalanche de questions accusatrices dans le Bleu n°15. Elle ne comprend pas sa réaction, son manque de générosité, d’humanité à l’égard d’un homme auquel elle a refusé du vin dans la rue.

« Toute entière la matière de son livre », comme Montaigne, ses essais propres sont un moyen d’une implacable rigueur de scruter jusqu’au vertige l’absence d’illusion sur elle-même et sur le monde.

« Impardonnable, elle peut tout pardonner »

Elle sait ostensiblement quitter « la masse unanime » (Bleu n°10) pour mener in vivo une réflexion sur ce qui relève du honteux. Ce qui choque la bienséance est-il réellement honteux ? N’est-ce pas plutôt juste ce qui n’est socialement pas admis ? C’est la question du critère de la honte, du regard sur ce qui doit rester hors champs social, sur ce que la société n’accepte qu’à l’écart de son regard, c’est-à-dire sur ce qu’elle refuse de voir comme une simple nécessité physiologique. Lili s’insurge contre un jugement de valeur hypocrite porté à l’encontre d’une vieille femme se soulageant publiquement.

Ce qui ressort finalement de son cheminement, c’est un rapport infiniment nuancé à elle-même et au monde où elle apparaît d’une moralité paradoxalement irréprochable.

 » Ce qui fait la noblesse d’un être, c’est que la passion qui l’affecte est une singularité »*

Les jeux de mots et les glissements métaphoriques intégrés à son parcours de Bleu en Bleu impriment une tonalité complexe, violente et empreinte de douceur à la fois. Les images percutantes de chair et de chère, style de la peinture de soi au scalpel, heurtent parce que c’est précisément là où il faut aller avec les mots. Lili affronte la multiplicité des contradictions rencontrées et les interprète avec une sensibilité qu’elle veut dénuée de « théorie » conceptualisante, celle-ci manquant à coup sûr la singularité de son objet. Seule l’approche métaphorique peut exprimer sans le trahir « le coup de grâce d’une délivrance hors loges ».

            « Qui a besoin que les mots tiennent leur parole ?

            – Le poète. »

A cette condition seulement la réalité, le fil de la vita femina nietzschéenne, n’est « malgré tout » pas décevante.

 

* NIETZSCHE, Aurore, § 446; Ecce Homo; Fragments Posthumes,Par Delà Bien et Mal § 284 §205 Crépuscule des Idoles

Le Gai Savoir § 55