Emovere de Nicolas Vargas (éd. la Boucherie littéraire, 2017)
Comment se produit l’émotion créatrice ? Comment advient-elle ? Qu’est-ce qui se passe dans le corps quand celui-ci est mis en branle, quand survient, imprévisible, l’inspiration, cette traversée de matière en elle-même mouvante ?
Nicolas Vargas mène l’enquête in corpore, en lui-même et avec une chorégraphe en performance, à travers sa danse, l’art du mouvement, l’émotion à ras le langage artistique du corps, sans médiation.
Il traque méthodiquement l’intruse, c’est une « chasse », une quête fiévreuse, vitale, celle de la prévalence du corps au moment où surgit le langage poétique, émergence explosive. Le processus créatif est scrupuleusement scruté dans son déroulé déconcertant. Le champ expérimental du corps-artiste parlant sans mot, directement. Laboratoire in vivo, au coeur du chaos des instances instinctives anarchiques au cours de la création.
Il part avec une détermination de combattant à la recherche de l’émotion, commençant par « aller chercher une inspiration » ; suggéré dans le volontarisme avalancheux des verbes à l’infinitif : « s’arrêter »« observer »« écouter » « entendre »« se rapprocher » « descendre » « sentir »« s’enfoncer » « ramener » « étudier »
Voir ce qui se passe dans le corps d’abord et avant tout quand il se met à se mouvoir, mû lui-même par ce dont les mots voudraient se saisir, s’emparer.
Le « on » impersonnel est l’instance apparemment dirigeante dans la conduite de l’expérience, ce « on » qui voudrait coïncider sans décalage avec ce qui advient mais dont la position de neutralité surplombante est d’emblée compromise par l’émotion qui « tape » polyphoniquement: « tout le monde à l’intérieur se surprend, plus personne ne fanfaronne » quand « l’émotion est dans les parages »
Celle-ci est pressentie, annoncée mais surprend par un au coup de théâtre intra-corporel. C’est alors que :
« la langue prend le corps par le bras »
« Et puis BAM ! une porte du corps explose » par où l’émotion a fait irruption avec fracas intérieur.
C’est là que le poète s’accroche pour tenter de dresser une sorte d’état des lieux d’urgence dont il perçoit le caractère dérisoire face à la submersion du mouvement créateur qui emporte dans son bouillonnement son essai d’inventaire des instances inconscientes en jeu.
« Le corps essaie
se cramponne aux bords de toute peau »
Les hypothèses quasi scientifiques se succèdent : choix 1/ choix 2 /choix 3
« finalement qu’importe le chemin
tu seras traversé de part en part »
S’ensuivent de méritantes tentatives de définition et de nomination pour maîtriser ce qui échappe à l’emprise conceptuelle : à l’image de l’expression du corps dans la danse, « l’émotion est mouvement vers dehors » mais, comme pour le corps s’élançant poétiquement, sans écart avec lui-même,
« la sémantique ne touche plus par terre ».
Nicolas Vargas manie avec une auto-lucidité ironique la démonstration analogique par l’absurde, témoignant de l’échec de la tentative du raisonnement à tout prix en matière d’émotion :
« celui qui récite un manuel sur la course n’est pas le plus rapide »
On s’approche néanmoins d’ « une question de vibration commune » et du paradoxe central, marqué par une rupture de rythme dans la scansion du poème qui se fait corps dansant :
« Orphelin, le corps s’intransitive »
« Et pourtant non
Le corps jamais autant en état de dire »
Tout ce qu’on sait c’est que pour en arriver là, il a fallu
« pas peur pas peur pas peur pas
peur pas peur pas peur »
la litanie du coeur qui, s’étant emballé, se calme, reprend son souffle après « ce déluge anonyme » émotif.
La rencontre de Nicolas Vargas avec Sabaline Fournier de la compagnie Dantza à Pau s’exprime ici dans une écriture réussissant dans la conscience de son caractère pourtant impossible, à mimer l’organique dans la création, le corps dans l’émotion dansée.
(Marie-Agnès Gillot)