Les vagues de mots déferlaient. Les rouleaux de phrases se succédaient en bouillons d’écume, se croisaient jusqu’au rivage où ils s’aplatissaient sur le sable sec, enroulant de nouveaux grains de lettres mêlées. L’eau arrivait en chaos de paquets de mer qu’il fallait affronter jusqu’à ce qu’on ne puisse plus que plonger dessous pour passer les remous. Secoués dans le fracas d’éclats des vagues, les hommes scrutaient l’après-barre, tantôt à plat ventre sur la planche de salut des livres, tantôt essayant de se hisser par-dessus en une tentative de surf littéraire qui les mettait face à face avec leur essentielle précarité. La contingence et la nécessité des flots environnants, contradictoires, constituaient la réalité présente. La frêle embarcation de la métaphore, le seul horizon à leur immédiate portée. Continuer à brasser les pages déchirées de l’existence, toujours recommencées, attraper les crêtes échevelées des expressions dentelées, les formes démultipliées qui moutonnaient loin au large devant eux, le radeau des mots vert d’eau, seule bouée insubmersible de traversée d’embruns de haute salinité. Mer agitée à forte sur l’échelle de Beaufort, tous les dictionnaires déversés par-dessus bord comme d’un filet de pêche au gros dans le courant insondable. Les hommes condamnés à s’en tenir toujours à la surface, manœuvrant avec leurs faibles moyens, s’orientant selon les vents dominants, souvent tournants. Entre haut-fond et rafales, parfois un trou d’air les surprenait et ils restaient alors, tels des oiseaux de mer en stationnaire, en attente de la vague suivante, plus grosse, qui déformerait ce qui leur avait semblé acquis, la distance parcourue à la force des bras. A l’affût de ce qui se tramait en-deçà des abysses qu’ils ne pouvaient percevoir mais dont ils pressentaient les forces sismiques sous les courants des profondeurs. En surface le ciel demeurait entre plomb et étain, d’une opacité que seul perçait le mouvement des vagues, plus apaisé une fois la barre passée. Les hommes se couchaient alors sur leur planche de mots, et faisant corps avec la masse mouvante qui les portait, pagayaient de leurs bras en cadence.