C’est Christian Garaud, auteur du polder 141 « Les pommes clochard » qui m’a rappelé cet ouvrage publié en 2011 par Gros Textes alors que l’auteur était invité à la deuxième édition du festival « les voix vives de la Méditerranée » à Sète. https://grostextes.fr/publication/moi-et-pas-un-ange/. Christian Garaud tient une chronique sur le site D’ailleurs : https://www.dailleurspoesie.com/christian-garaud.html. (Y.A.)
En cherchant un livre dans ce que je n’ose appeler ma bibliothèque tant il y a de désordre, j’ai retrouvé et relu avec beaucoup de plaisir un petit livre d’Eli Eliahu publié il y a presque dix ans par Yves Artufel (on peut suivre son activité sur la toile: blog.grostextes.fr): Moi et pas un ange (2008, traduit de l’hébreu par Isabelle Dotan et Racheli Uzan, Gros Textes, 2011).
Le poème
Comme un coquillage
laissé sur le rivage,
il ne porte en lui qu’un soupçon de ce qui arrive
dans les abîmes.
Mais de temps en temps
quelqu’un se penche, le soulève d’entre les grains
de sable, et tandis qu’il le roule entre les doigts
son regard s’enfonce, et une pensée muette
frémit en lui, un instant
puis s’esquive
de tous les filets de pêche.
Ce poème donne le ton du recueil: cette sorte de “gravité sans pesanteur” que recommandait Italo Calvino aux futurs écrivains dans ses Leçons américaines. Cela m’a donné envie d’en apprendre davantage sur le poète. Eli Eliahu (né à Tel Aviv en 1969) a fait des études de philosophie et de littérature hébraïques. Il écrit des articles pour le journal Haaretz sur des questions d’ordre littéraire ou culturel, et, depuis 2018, il a publié deux autres recueils de poèmes qui n’ont pas été traduits en français, mais j’ai trouvé quelques poèmes traduits en anglais sur la toile. Comme presque tous les Israéliens, Eliahu a été soldat et je me suis demandé si certains de ses poèmes parlaient de son expérience en territoires occupés. C’est le cas des deux poèmes ci-dessous (que
j’ai traduits en français).
Attention
La voix grésillante de la fille soldat
me demande de m’assurer
qu’il ne se passe rien hors de l’ordinaire,
rien d’étrange.
Eh bien, des moutons ponctuent la ligne d’une colline,
un berger arabe, un faucon
plane là-haut, et tout est tranquille
comme l’huile d’un tableau.
Que puis-je répondre, fille sans fil,
il n y a rien ici d’étrange que moi.
*
L’oiseau peint
Je n’ai pas roué de coups le vieillard dont le sang tâchait la chemise blanche
et ce n’est pas moi qui ai tiré sur l’homme tenant une brique sur le toit de la mosquée.
Dans le ventre du tank j’ai lu “L’oiseau peint” et au poste de garde
j’ai écrit des poèmes (seule la mort, je le savais, libère du front).
Mais la nuit ma couverture me faisait honte, mon âme ne pouvait échapper
à des élans de culpabilité, et la peur me rongeait comme un rat affamé. Heureusement
il y avait au moins l’amour, c’est-à-dire une fille à appeler pour entendre Tel Aviv
rire en elle, comme un enfant qui ne sait pas qu’il est mortel.
Pour faire écho aux poèmes d’Eliahu, voici deux poèmes d’un poète arabe également trouvés sur la toile que je traduis d’anglais en français. Al-Qāsim (1939-2014) est un poète palestinien dont la famille n’a pas quitté la Galilée au moment de l’exode de 1948. “J’étais à l’école primaire lorsque s’est produite la tragédie palestinienne, écrit-il. Je considère cette date comme ma date de naissance parce que la première image que je me rappelle est celle des événements de 1948. Mes pensées et mes images naissent de ce numéro 48”. Il a été emprisonné à plusieurs reprise par les autorités israéliennes pour son opposition aussi bien dans ses actes (il a refusé de servir dans l’armée) que dans ses écrits de journaliste et de poète (il a publié de nombreux recueils).
1
De l’étroite fenêtre de ma petite cellule,
je vois les arbres qui me sourient
et les toits pleins de membres de ma famille
et les fenêtres qui pleurent et qui prient pour moi.
De l’étroite fenêtre de ma petite cellule,
je peux voir votre grande cellule!
2
Le jour où je serai tué
mon tueur trouvera
des billets dans ma poche:
un pour la paix,
un pour les champs et le pluie,
et un
pour la conscience de l’humanité.
Je vous en supplie, ne les jetez pas.
Je vous en supplie, vous qui me tuez: partez.
Al-Qāsim a toujours refusé de quitter sa patrie malgré les vexations dont il était victime. Encore en 2001, le gouvernement d’Israël l’a empêché de se rendre au Liban pour une lecture de poèmes. À ceux qui lui demandaient pourquoi il s’obstinait à rester à Haïfa, il répondait: “Je n’ai pas choisi de rester dans mon pays parce que je m’aime moins, mais parce que j’aime mon pays davantage”.
Al-Qāsim est né en 1939, Eliahu trente ans plus tard. Quels progrès pour la paix ?
Christian Garaud