À travers une mince fumée de Jean-François Dubois, éd. Gros Textes
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« Aujourd’hui, je suis encore emmené dans le train de l’existence vers un terminus ignoré, et je ne suis plus depuis longtemps un gamin, je suis maintenant un homme vieux sinon un vieil homme, mais je dois bien avouer éprouver toujours cette perplexité face à la vie, à l’amour, à la façon dont les êtres humains réalisent, bien ou mal ou pas du tout, leurs désirs, à ce que j’ai moi-même pu faire des miens. »
Ce livre se décline un peu sur le mode de « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » Et moi comment vis-je qui vis parmi eux ?
Parfois on a l’impression de vivre dans un roman de Simenon, une vie de pavés noirs de suie sous la pluie fine et glacée, de vieux hôtels fermés et des bistrots aux façades écaillées. Parfois nos vies sont des villes de province des années 1950. Il y a de la gouaille, des sueurs ouvrières et des verres de vin rouge qui trinquent à la fraternité.
Nos vies sont tissées de toutes ces vies. Nous portons des histoires sans fin qui nous font ce manteau d’Arlequin cousu de tant de bribes de destins échoués qu’on reconnait à peine. Ils forment comme une énigme sur notre route, un labyrinthe où l’on chemine sans but et sans plan, en simple observateur attentif et méticuleux des tableaux, des photos posées là sur le bord.
« Il n’y a à peu près que cela à dire sur ces êtres dont les traces se résument aux mentions d’âge, de métier et de domicile des registres d’état civil et de recensement. C’est tout, et c’est déjà beaucoup pour que leur passage puisse être un peu rappelé, sorti de façon infime et éphémère de l’anonymat et de l’oubli général, dans ces quelques lignes. »
La grande histoire avec ses tranchées et ses barricades, y côtoie l’intimité familiale, les grands auteurs, Brautigan, London, Cadou, Max Jacob…, et les anonymes de passage, les vacances estivales, les arbres généalogiques, la mort prématurée d’un ancêtre, les professions de ce temps-là, les prénoms d’avant.
Je me souviens le vieux voisin qui s’appelait « Gaston », à la fin de sa vie, qui portait chaque après-midi, deux bûches dans son panier d’osier qu’il allait chercher à quelques dizaines de mètres de son chez lui, cette pièce unique aux murs blancs et aux voûtes épaisses avec ce poêle, objet de tant d’attentions. Deux bûches à mettre au foyer chaque soir pour encore un peu de chaleur sur une vie qui finit. Je me souviens la lenteur de ses pas, l’effort humain pour regagner le logis, l’effort pour se baisser péniblement et déposer deux bûches par terre comme une victoire sur l’éternité.
On pourrait dire aussi le bol de café, le bloc opératoire, la vie qui ne tient toujours qu’à un fil, les beaux paysages de France avec leurs vallons et leurs clochers. « C’est beau comme une carte postale » aimait dire, avec conviction devant les plus beaux paysages, ma tante Marthe. À Sète, le cimetière marin où est enterré Paul Valéry (mais pas Brassens qui l’a chanté), y aller une fois et s’assoir sur un banc comme dans la chanson de Renaud. La vie est un drôle de mélange.
Dans ces pages écrites par Jean-François Dubois à la fin de son voyage, on dérive doucement parmi des visages, des moments, tout un monde qui ne s’efface pas tout à fait, qu’on distingue encore un peu « à travers une mince fumée ». Et du haut de la citadelle d’une enfance qui n’en finira jamais, on observe les routes, les champs, les petits bois au bord des rivières et tous les rêves de rencontres qui les habitent.
« Campé virtuellement devant l’ancien miroir, je regarde avec attendrissement ce gamin sortant des
brumes du sommeil, qui me ressemble, et ressemble à n’importe qui…, avec son émouvante puissance de
rêves et d’attentes confuses qui se réaliseront plus ou moins ou pas du tout. »