Et je marche de Chantal Godé-Victor, éd. Donner à Voir
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« Où commence le grand œuvre / de l’homme qui s’affaire / penché sur son ouvrage / depuis des millénaire ? »
On commence par une question. Avançons l’hypothèse que le grand œuvre aussi. Il commence où la voix s’élève, à l’endroit où l’on ne l’attendait pas, la surprise d’un silence brisé, un premier pas. Et tu marches. Te voilà marcheur. On est parti. C’est qu’il y a du boulot. Du pain sur la planche on disait avant. On se remonte les manches. On a chargé la brouette. C’est physique. Les récoltes n’attendent pas sinon ça pourrit sur pied et t’auras rien à bouffer quand la bise sera venue. Toujours la même histoire de chargements, de provisions. Pour t’encourager, le patron t’a mis de la musique. Mozart, Vivaldi… ça te fout un peu de vague à l’âme mais tu mouftes pas, l’intention était bonne. Tu vas pas discuter la température non plus. L’hiver n’est pas négociable. Si ça gèle, tu prends le chalumeau, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
Mais l’homme qui s’affaire est aussi celui qui pense, qui rêve, s’émeut de l’oisillon terrifié, qui doute, questionne encore, cherche à savoir qui vient là-bas au loin : « Est-ce un homme, une bête / ou bien est-ce une pierre / qui roule ? » On monte sur le promontoire et on examine cet espace. L’examinant, on s’imagine le posséder un peu et on en distribue des morceaux aux amis, tiens prends ça c’est pour toi, un morceau de monde avec ses histoires, ses forêts, ses festins, tout ce passé qui déborde. Et si c’est trop entortillé, ben t’allumes une bougie dans ta chambre près du lit et tu rêves aux étoiles, aux visages, aux amitiés qui s’empilent, aux amours qui s’empilent aussi et souvent se cassent la gueule en de beaux fracas, aux reflets des ombres sur le mur comme sur la paroi de la caverne. Parfois une légère brise, un frémissement de feuille ou un filet d’eau à tes pieds manifestent, tu ne sais pourquoi, un peu plus d’intensité dans le message et t’invitent à recommencer le grand œuvre. Et tu t’exécutes :
« Alors je m’enhardis / je souffle sur mes mains // Et je marche ».
Voilà, on est parti. C’est qu’il y a du boulot…