Jusqu’à présent le blog gros textes / petite porte n’a pas publié d’article directement lié à la question du confinement. Il en fleurit partout.  La seule contribution sur la période sera celle que nous a envoyée Manuelle Campos :

QUESTION SUR LEUR BÊTISE
4 avril 2020
Une amie m’appelle. Confinée à Paris, elle dit sa tristesse de rater le début du printemps en Bretagne. « Je me demande quand je pourrai rentrer. Ils commencent à envisager de confiner les vieux plus longtemps. »
Mes larmes coulent ; ce phénomène étrange où les larmes se passent du pleur. Elles coulent, sans que le reste du corps ne résonne de l’immense tristesse toute entière contenue dans ce flot passif, qui semble intarissable.
Peut-être la nouvelle de trop ?
Les « absurdités » policières, le droit qu’il leur est donné d’être les juges de nos actions.
Amende pour avoir acheté des gâteaux, amende pour faire ses courses en vélo, en ville (les pays du nord se tordraient de rire !), amende à cet homme pour être allé à la pharmacie acheter des serviettes hygiéniques pour sa femme, achat considéré par le policier comme n’étant pas de première nécessité, pas d’amende mais réprimandée avec rudesse (une amie) pour avoir prononcé le mot « promenade » au lieu de « sport » bien qu’ayant coché la bonne case de son attestation, violence et amende faite à cet homme qui, pourtant, était en possession de son attestation professionnelle, travaillant dans une équipe-corona, mais étant racisé et implicitement « religiosé » – musulman donc terroriste potentiel donc « rentre chez toi », pas d’amende mais rudement invitée à rentrer chez elle, cette amie, debout devant la gravière, son crayon à la main, pour écrire, à cinquante mètres de chez elle, petit point d’eau totalement isolé, obligeant les policiers à emprunter un chemin pour l’atteindre (l’ayant repérée de la route longeant, à l’Est, le site).
Avant la réflexion de mon amie, je me contentais d’enfouir ces anecdotes dans un lieu de somnolence, à réveiller plus tard, après.
Mais ce matin, monte malgré moi cette pensée : Le fascisme peut toujours s’installer, grâce à cette chose qui ne s’éteindra jamais chez certains humains : la jouissance du pouvoir, et la haine.
Jouissance du pouvoir et haine – le « salauds de pauvres » chuchoté par Jean Gabin dans La traversée de Paris est toujours d’actualité – de nos gouvernants passés par l’école de la bienséance et du polissage.
Mais les puissants savent qu’ils peuvent compter sur l’application des ordres, dans leur dimension implicite : soumettre le peuple.
Et l’arme la plus subtile, c’est l’absurdité, le surréalisme des raisons de la punition.
J’entends parler de « bêtise ». Bêtise des politiques, bêtise des policiers.
Ne réalisez-vous pas qu’en évoquant leur bêtise, vous leur faites un cadeau !
Ils s’en moquent qu’on les pense bêtes. Au contraire, cette qualification les protège, cache ce qui les meut.
Les gouvernants ? Leur total mépris des humains qui ne font pas partie de leur cercle clos et privé – propriétaires du trésor financier mondial.
Le but de tous leurs actes : offrir la santé des humains et de la terre à la finance.
Ils ne sont bêtes que sur un point, comme nous tous : l’incapacité humaine à envisager les catastrophes futures.
Il faut lire et relire le petit livre (104 pages) de Jean-Pierre Dupuy,
Petite métaphysique des tsunamis.

Étudiant quelques grandes catastrophes, incendie de Lisbonne, Hiroshima et Nagasaki, 11
septembre 2001, tsunami de 2004 etc., il dit :
« […]partout le même constat s’imposait : le savoir au sujet de ces menaces, dont certaines sont gravissimes, n’incite personne à agir, et cela parce que nous ne croyons pas ce que nous savons, parce que nous n’arrivons pas à nous représenter les implication de ce que nous savons. »
Quant à la « bêtise » de la force publique ?
Quand on verbalise pour la raison que des serviettes hygiéniques ne sont pas des produits de première nécessité, ce n’est pas par bêtise, c’est encore et toujours cette haine (rage ?) contre les femmes. Quand on maltraite cet homme « arabe », ce n’est pas par bêtise, c’est par haine de l’arabe, du musulman, de ce soi-disant différent qui nous envahit. Lorsqu’on réprimande avec violence verbale une femme qui a son attestation mais a employé le mot « promenade » au lieu de « sport », ce n’est pas par bêtise, c’est par accord plein et
entier au monde qu’on veut nous imposer, où, grâce à cette catastrophe, seraient décochés de la liste de nos libertés tout ce qui n’entre pas dans la stricte définition des occupations humaines de première nécessité si bien déclinées dans l’attestation.
Tout cela montait en moi. Mais depuis ce matin, une inquiétude, une colère nouvelle.
J’apprends qu’en Suisse, on a refoulé des soixantenaires des magasins. Auraient-ils du fournir la preuve de leur solitude, de l’impossibilité de faire faire par d’autres ce qu’ils devaient et pouvaient de toute façon faire par eux-mêmes avec toutes les précautions requises – ils et elles ne sont pas idiots – ?
La société va prendre soin des « vieux » malgré eux ?
Je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils et elles sont en passe de devenir les boucs émissaires de la catastrophe mais les
responsables de l’engorgement des hôpitaux.
J’entends des pensées s’insinuer… « Qu’ils restent chez eux ! … Si les vieux respectaient… »
Le fascisme crée des termes englobant des catégories fantasmées sur lesquelles peuvent s’aimanter toutes sortes d’arguments permettant toutes sortes d’actes et de lois, punitives, enfermantes, discriminantes…
Nous les vieux et les vieilles, la société va nous protéger malgré nous ? C’est quoi, c’est qui, un vieux, une vieille ? J’ai soixante dix ans et la chance de ne prendre aucun médicament. Je fais une bonne heure de tai chi chuan (art de combat chinois) ou de marche chaque jour. Je coupe mon bois pour mon poêle, me nourris sobrement, ne fume pas, bois très peu, me surveillant de près. Je travaille depuis toujours à ma santé pour ce qu’elle est garante de ma liberté et ma capacité d’être en interaction avec les autres. Bien sûr j’ai la chance inouïe d’une vie qui n’a violenté ni mon corps, ni mon « âme » (je ne trouve pas d’autre terme).
Je suis en sursis sur la terre, ni plus ni moins que nous tous, même si le départ est plus proche, en toute logique, que pour les personnes plus jeunes ! L’idée que ces gouvernants prennent soin de moi à ma place me révolte, me désespère.
Pour terminer, je citerai (approximativement) Guy Debord :
« Le pouvoir a besoin de notre tristesse ». Je continue de penser que plus que jamais, le premier acte de résistance, le plus important, en attendant de pouvoir résister… dehors, c’est d’entretenir notre joie.
Pour que cette lettre se termine par la beauté et la joie, ici, la superbe chanson de Violeta Parra (née en 1917), GRACIAS A LA VIDA, chantée par Mercedes Sosa, dans laquelle elle décline tous les dons reçus par les humains, l’audition, l’odorat, le cœur battant, tout ce qui nous offre la possibilité de voir, ressentir les beautés du monde, et l’amour.

Manuelle Campos