Guy Tiberghien Dictionnaire des idées soumises
Châteauroux-les-Alpes, Éditions Les Tilleuls du Square, 2018
Fidéliser, repères, révolution, mémoire, orange, simplification, socialisme, pédagogie, tendance, guerre, torture… autant de termes (concepts ?) que vous utilisez peut-être plusieurs fois par semaine comme s’ils allaient de soi et n’étaient pas plus porteurs d’ambiguïté qu’automobile, pluie, marteau ou mouche. Comme d’ailleurs celui de démocratie, si disponible, et si souvent invoqué à tort et à travers que l’auteur de ce bienvenu petit Dictionnaire des idées soumises prend la peine de commenter, à sa façon, sur quatorze entrées (de Démocratie – tout court –… à Démocratie religieuse, en passant par Démocratie participative). Vont-ils si bien de soi, ces termes ou ces concepts qui saturent nos réflexions et nos discussions, quelquefois nonchalantes, lorsqu’on éteint la télévision, même après avoir été exposés (et peut-être même «pédagogisés», voir l’entrée Pédagogie : sous le nom de la pédagogie se dissimule fréquemment de la pure publicité ou de la vile propagande…), après avoir été exposés, donc, à la célèbre émission de 18 heures
durant laquelle vous êtes quasiment sommés d’enfin tout comprendre et de « vous faire votre opinion », alors que vous n’aviez absolument rien compris avant cette exposition et que vous tenez tant à comprendre ? Heureusement, ce dictionnaire vous donnera, lui, les outils conceptuels pour comprendre. Autrement, et au moins pour quelque temps. Ne prenons que quatre courts exemples d’entrées : Fidéliser. Voici ce que propose l’auteur : à encourager dans tous les domaines car fidéliser c’est soumettre. Il faut fidéliser les électeurs, les lecteurs, les consommateurs, les étudiants et même les enfants. Plan social : c’est sous ce nom technique et élégant que vous serez sans doute licencié. C’est le mode citoyen de licenciement. Remerciez votre patron, s’il vous plaît ! Repères : on en manque notamment quand on est jeune et pauvre. Il faut redéfinir les repères idéologiques du socialisme. Parole : il faut libérer la parole, évidemment… enfin dans des limites raisonnables. Bien sûr, il faut que la parole des enfants soit reconnue. Quant à Monsieur Vladimir Poutine, il est presque un p’tit peu engagé par sa parole. Ces « définitions » sont assez typiques de ce dictionnaire des idées soumises (il y en a évidemment de plus longues : citoyenneté, grain à moudre…). Un : l’humour, presque toujours, comme celui, typique, de Repères. Deux : un retournement de connotation, le terme positif (c’est habituellement tenu pour chouette de savoir fidéliser, d’avoir des repères ou une parole !) prend ici une allure (presque) négative (ce n’est quand même pas très chouette de «soumettre »… même des enfants, ou de se livrer à un mode citoyen de licenciement). Trois : cette injonction implicite permanente de l’auteur : ne soyez pas, chers lecteurs, si stupides ! Essayez de voir l’idéologie qu’il y a derrière ces mots que vous prenez habituellement pour tranquilles, parfois aimables, et surtout pour argent comptant lorsqu’un quelconque « expert » ou « éditorialiste » vous les balance à l’écran (telle si angélique journaliste au sourire engageant : « le Président se doit de fidéliser cette partie de son électorat » ; et là, enfin, vous comprenez tout !). L’auteur utilise d’ailleurs avec quelque jubilation des propos effectifs de journalistes ou de personnages politiques qu’il note depuis plus de vingt ans (comme, dans nos exemples : il faut redéfinir les repères idéologiques du socialisme ; il faut que la parole des enfants soit reconnue. J’aime bien, à l’entrée Pédagogisme, ce rappel d’un propos de Claude Allègre : l’école doit former des petits démerdards capables de s’adapter). Ce petit livre pourrait avoir pour titre : dictionnaire des idées politiques et journalistiques destinées à vous emberlificoter. Il trouve quelquefois appui sur les courbes très surprenantes attestant une rapide évolution ascendante de certains mots dans la base Google Books (par exemple : positiver, challenge, communautarisme, grain à moudre, théorie du complot…) Vous avez déjà compris puisque je ne suis ni expert ni éditorialiste et que j’essaye d’adopter ici un
langage qui n’est pas fait pour vous emberlificoter. Ce dictionnaire a été produit par un homme de gauche, d’une gauche probablement ni molle ni résignée, la gauche politique étant, selon Guy Tiberghien, en «dégénérescence». Et il ne s’en cache pas. Son objectif, il vous le donne d’emblée en même temps que sa méthode dans sa dense et on ne peut plus claire introduction, dans son après-propos et, encore plus directement, dans sa quatrième de couverture. Il ne vous prend pas en traître. Des titres et des extraits qui
disent tout : – « La langue du capitalisme et le politiquement correct. – Du politiquement correct à la pensée unique. – Lutter contre la pensée unique, une guerre cognitive. » Bref : « cet ouvrage ouvre une multitude de portes vers la compréhension du processus de manipulation mis en œuvre dans le choix des mots fait par les pouvoirs médiatiques et politiques ». Mots-clés que le lecteur doit garder en tête en parcourant ces définitions : idéologie libérale, manipulation, propagande ou guerre cognitive. Il semble certain que l’auteur, professeur de psychologie cognitive, a fréquenté ou lu des psychologues sociaux non complaisants à l’endroit des « idées reçues ». On ne peut douter que Guy Tiberghien ait aussi lu Flaubert et ait apprécié son humour noir. Il ouvre d’ailleurs son livre par une célèbre citation de l’auteur du fameux dictionnaire (« Nous serons tous américains et catholiques… ») Une lecture stimulante et réjouissante d’un livre non conformiste qui ne peut qu’enchanter tous ceux – dont je suis – qui ont dû apprendre à se méfier de ce que cache un langage médiatique supposé transparent, mais parfaitement codé par l’idéologie libérale à des fins de pure pédagogie ou, plus précisément, de « vile propagande ».
Précipitez-vous vers ce petit livre. Ne manquons pas, enfin, de féliciter l’éditeur pour la très subtile couverture dessinée par Anne Fleutot.
Jean-Léon Beauvois.
Cette note a été publiée dans la revue « Connexions » [Volume n° 113, 2020/1, pp. 228-230].
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