Ce soir, le presque dernier de la deuxième décennie du 21ème siècle, je me souviens qu’il y a 30 ans Jean-Michel Fossey lançait la revue Hors-Jeu qu’il allait diriger jusqu’à sa mort 20 ans plus tard. Il écrivait en introduction : « Je me croyais définitivement guéri de cette maladie qui, de loin en loin, me pousse à créer des revues. Et voilà qu’elle me reprend… ». J’en suis un peu là aussi depuis 30 ans. Après Gros Textes, Liqueur 44, Gros Textes Arts et Résistance, je suis revenu à Gros Textes et le numéro 47 devrait sortir dans les jours qui viennent. Étonnante cette forme d’addiction.
Mais revenons à ce numéro 1 de Hors-Jeu. Il était dédié à André Laude, poète disparu il y a 24 ans. C’est un de mes regrets de revuiste de n’avoir pas osé l’inviter dans les pages de la revue. 24 ans, si on remplace les années par des heures, ça fait un jour. Hier donc, Madeleine Roux, la traductrice pour Gros Textes de Un luna-Park dans la tête de Lawrence Ferlinghetti (qui a eu 100 ans cette année), m’envoyait un article du monde (il n’y avait pas internet) pour m’informer qu’André Laude était mort. Ça s’était passé pendant le marché de la poésie à Saint Sulpice. Je me souviens de sa voix, sur un CD, 3 ans plus tôt, en 1992 à ce même marché où il traitait les éditeurs de poésie pour la plupart de petites merdes car il n’avait qu’un seul livre représenté (ce qui me questionne sur mon identité moi qui ne vais jamais à Saint Sulpice). Dans ce numéro, il rendait hommage à Bernard Dimey et sa poésie populaire proche de la chanson. Je me souviens que Patrick Abrial qu’il évoque dans son très beau roman aujourd’hui oublié Rue des merguez avait mis en musique un de ses poèmes J’ai partie liée extrait du Testament de Ravachol , éd. Plasma (https://www.youtube.com/watch?v=YImo9HxBLrc)
Dans un entretien de ce numéro, il étalait son désespoir : « Vivre, c’est trahir sans cesse, c’est ne jamais être à la hauteur du moment, c’est créer toujours de la déception chez l’autre (et Dieu sait si les autres en créent chez nous), c’est être à côté de la plaque, c’est rater, c’est toujours rater… » C’est bête mais je trouve quelque chose de rassurant dans ces mots.
Le premier livre publié chez Gros Textes en 2020 le sera dans la collection La petite porte sous la houlette de Marion. Son auteur, Richard Taillefer, lui a trouvé un très beau titre « Où vont les rêves quand la nuit tombe ? ». Il se clôt sur une dédicace à André Laude dont j’extrais ceci : « Le désespoir est toujours noir. Toi, le fils de mineur, l’orphelin de toute une génération sacrifiée. Toi, le sublime aventurier de la place Saint-Sulpice par temps de PoéVie. Tu nous manques ! … Tu te voulais brouilleur de piste, débroussailleur de l’ordre établi. Tes colères, tes révoltes nous manquent. Toi, l’amant trop parfait de la liberté. » J’aime cette idée de continuité à faire partie de la petite tribu des êtres trop sensibles qui se rassemblent autour d’un phare et s’adressent quelques signes avant de disparaître.
Et j’en viens à penser à un autre écorché de la vie. Qui se souvient de Jean-Marc Le Bihan ?, chanteur de rues que je trouve proche de Laude par l’allure, les mots rebelles et tendres, la voix usée d’alcool et de trop gueuler dans le désert d’un désespoir farouche. Il est mort le 3 août cette année. Mais si vous croyez qu’il va se taire…