Je ne me souvenais pas de Gilles Pajot, qu’il avait animé de 1977 à 1986 (de mon entrée à la fac à ma sortie de l’école normale) une revue, Info/Poésie, qu’il composait et fabriquait seul avec une ronéo. C’est Christian Bulting qui me le rappelle dans l’introduction du numéro 193 de Décharge. Je suis allé chercher sur une étagère l’exemplaire de « Journées », un recueil
inachevé publié au Dé Bleu en 1994 deux ans après la mort de l’auteur. En face de la page 50, trente-neuvième journée, j’avais laissé une carte postale représentant une jeune fille avec un panier dans un musée ou une exposition. Il y a un poème de Liska au verso. Je me souviens vaguement de Liska. J’en parlerai un autre jour. Pour l’heure lire la trente-neuvième journée :
« La souffrance dont je parle – ma souffrance – est d’autant plus vive et honteuse qu’elle n’est entourée ni protégée d’aucune justification. Elle ne peut se prévaloir d’aucune plaie apparente. Rien de tangible. Elle est sans preuve, sans raison flagrante. Elle remonte à si loin qu’elle en est ressassante, ennuyeuse. Indécente.
Rien de probant à arborer. Aucun signe extérieur. Aucun handicap apparent. C’est un sentiment d’indignité qui grignote depuis toujours.
Sans cette souffrance, d’autant plus tenace et ridicule que son origine est lointaine et évasive. Qu’elle n’accroche à aucun souvenir. Il n’y aurait probablement pas d’écriture.
L’écriture lui est redevable.
Cette écriture se doit d’être probante. Elle ne peut être probante qu’en étant incessante. Elle doit être incessante pour réagir contre cette souffrance toujours active et d’une propension à tout envahir. Souffrance est un mot que j’emploie pour un autre qui se dérobe sans cesse. Trouver cet autre donnerait du sens à ma vie.
C’est l’illusion que j’en ai. »
La photo glissée dans le livre page 50 a pour titre « liseuse au panier ». Son auteur s’appelle Jean-Claude Martin. Dans le numéro 193 de Décharge, Georges Cathalo s’amuse à anthologier une poignée d’auteurs qui s’appellent Martin. Il y a un Jean-Claude Martin qui avait écrit une plaquette, il me semble publiée par Claude Seyve chez Verso (j’ai la flemme d’aller chercher), qui avait pour titre « Plus d’un âne s’appelle Martin ». Il y avait ça dedans :
« Maintenant que j’ai passé l’âge où Rimbaud est mort, je peux filer tranquille vers les certitudes, la goutte, les enfants, et cette sorte d’apaisement qui n’est pas si dénué de charme qu’on le prétend. Littérateur à jamais non foudroyant, se fermeront plus tard les blessures de l’enfance, se solderont peut-être les rêves d’autrefois. Le temps est devant moi. Je vais en voir vieillir des jours et des visages… Mais demain est bien mieux qu’aujourd’hui. »