Une vie, un poème…
Dans les années 90, Ferlinghetti n’avait plus le vent en poupe auprès des éditeurs. Les années fric teintées de new âge avaient bien bossé.
En ces années une petite dame cherchait en vain à faire éditer une traduction d’un recueil majeur du poète éditeur libraire barbu, phare de l’ombre de la génération beat. C’est à elle, traductrice d’Un luna-park dans la tête que publia finalement Gros Textes, que j’ai pensé en apprenant la disparition de Ferlinghetti, à cette vieille dame, sa gentillesse attentionnée et sa culture qu’elle se gardait bien d’étaler, son humour discret et son énergie naturelle de militante qui forçait le respect de tous, aux après-midi où nous parlions littérature et politique dans son salon autour des tasses de thé et des gâteaux au citron qu’elle ne manquait jamais de confectionner avant mes visites.
Elle s’appelait Madeleine Roux. J’ai tapé son nom sur Google. Et rien. J’imagine qu’elle s’en tape, son temps avait été bien rempli et je suis certain que pour elle c’était largement suffisant.
Je mesure aujourd’hui la chance incroyable d’avoir croisé grâce à l’édition cette dame qui avait vécu une existence exceptionnelle dont elle dévoilait parfois quelques bribes avec beaucoup d’humilité. Cette vie, sa petite fille, Laurine Roux, l’évoquait ainsi dans son blog :
… « Trois livres écrits par Madeleine… C’est Yves Artufel qui avait édité la majeure partie de son travail. Ses traductions, quant à elles, avaient paru dans une petite maison d’édition aujourd’hui disparue; La Bartavelle.
Je m’assois en haut des marches de l’escalier et je me mets à lire. Je dis bien « à lire », parce que je croyais les avoir déjà lus. Mais à vingt ans, je n’avais pas vu grand-chose. Madeleine était encore avec nous, bien vivante. Je pouvais profiter du parfum de la poudre de riz qu’elle mettait sur les joues, de son rouge à lèvres et des tailleurs en tweed. Je pouvais l’écouter parler politique avec mon père, raconter les anecdotes sur Giono, Dubuffet ou bien Reiser. Je puisais à la source le bonheur, grandissais à ses côtés, nourrie par la modestie de cette petite femme aussi élégante que cultivée, douce qu’intelligente. Je savourais sa présence immensément tendre de grand-mère sans réellement soupçonner à quel point je côtoyais un personnage de roman.
Quand Madeleine a disparu, je n’ai plus pu ouvrir ses livres. Plus tard je me suis persuadée de savoir ce qui s’y trouvait.
Et puis hier, tout m’est tombé dessus. J’ai lu pour la première fois les textes de ma grand-mère. Ce n’était plus Toussaint ni la fête des morts, c’était le jour des vivants. J’ai retrouvé Madeleine dans chacune des pages, chacun des personnages, dans toutes les voix des poètes qu’elle a traduits, Yeats, Keats, Lewis Caroll, Byron, Garcia Lorca, Woodie Guthrie, Annabel Lee, Countee Cullen, et surtout, Ferlinghetti, sans parler des allemands, Martin Busch, Brecht, Küchenmeister… Dans des feuillets au milieu des pages, j’ai retrouvé des récits de rencontre avec tel ou tel écrivain.
Mais surtout, j’ai été frappée de voir à quel points ses combats étaient modernes. Elle avait hérité cet œil de son père, qui lui aussi avait ce sens de l’Histoire. En 36, il avait su que sa place était en Espagne. Il était devenu agent de liaison entre Marseille et Barcelone, apportant son aide à la FAI (la Fédération Anarchiste Ibérique) en exfiltrant des documents, des hommes, des fonds… Pendant la Seconde Guerre Mondiale, il avait épaulé Varian Fry qui écrivit de lui, en dédicace à l’un de ses livres « to an unsung hero », parce tout cela fut fait dans la plus parfaite discrétion.
Madeleine aussi avait su avant l’heure quels seraient les combats de ce siècle nouveau. Elle fut une écologiste de la première heure. Dans les années 70, elle organisa même un Festival de l’énergie solaire. Je suis sûre que l’on doit pouvoir retrouver des affiches sérigraphiées par ses soins, sous des piles de livres à la Charmille. Puis elle monta un collectif contre le prolongement de l’A51 dans le pays de Giono, soutenue, entre autres, par Cavanna, William Boyd, Edgar Morin, Vercors… Elle milita contre le nucléaire, le cumul des mandats, les lois Pasqua, s’inquiéta du sort des immigrés, des réfugiés, se heurta (déjà) à l’inertie socialiste, y laissa un peu de sa santé, pour ne pas dire beaucoup, reconnut dans la Finance une ombre fasciste, et ses textes sont, en 2016, lumineux de toute cette clairvoyance, car, cela me brise de le dire, j’aurais préféré qu’elle eût tort. »
Laurine Roux
http://laurine-roux.blogspot.com/2016/11/grandes-les-grands-meres.html
*
Il arrive parfois durant l’éternité
que quelques types se présentent
et l’un d’eux
qui se présente vraiment tard
est un espèce de charpentier
de quelque coin arriéré
comme la Galilée
et il commence à glapir
et à proclamer qu’il est au parfum
de qui a fait le ciel
et la terre
et que le super mec
qui nous l’a fourgué
est son Papa
Et de plus il ajoute
C’est tout écrit
dans des parchemins en rouleaux
que des acolytes
ont planqués quelque part autour de la Mer Morte
il y a longtemps
et que vous ne trouverez même pas
avant deux millénaires ou à peu près
ou de toutes façons pas avant
mille neuf cent quarante-sept années
pour être exact
et même alors
personne ne les croit vraiment
et moi non plus d’ailleurs
Tu as la fièvre
ils lui disent
et ils le rafraîchissent
ils l’étendent sur la Croix pour le rafraîchir
et tout le monde après
fait toujours des modèles de cette Croix
avec lui dessus
et toujours ils chantent Son nom
et Lui demandent de descendre
et de se joindre à leur groupe
car si c’est bien lui Le chef
il doit jouer
ou ils ne réussiront pas à s’en sortir
Mais il ne redescend pas de sa Croix
Il reste là pendu
à sa croix
avec l’air vraiment à bout
et tout à fait refroidi
et aussi
si on en croit un compte-rendu
des dernières nouvelles du monde
provenant des sources non-fiables habituelles
vraiment mort
Lawrence Ferlinghetti
Un luna park dans la tête
Traduit par Madeleine Roux
Editions Gros Textes, 1997