Écoutez le chant qui porte plus loin les voix
leur mystère où la mort respire encore un peu
l’herbe a poussé vite, dans la plaine résonne
le bruit de la faux qu’on tape pour l’aiguiser
le geste appliqué du voisin besogneux
l’écho sourd de nos pas dans un jardin de marbre
on a sorti les chaises et les verres et le vin
le poème pénètre les plis du paysage
le beau domaine et cette paix lorsque se dressent
comme des oriflammes les scabieuses au balcon
les mots qu’on dit à voix très basse reflétant
des ombres mauves sur le rempart des visages.
On regarde les feuilles et l’on se demande
Tiens comment ai-je pu vivre des mois sans elles ?

Écoutez le chant que porte plus loin le vent
décoiffe la longue patience des vergers
les ombrages, les brindilles qu’on porte à nos lèvres
quand fredonnent les saisons d’ordinaires destins
et que quelqu’un sur la charmille demande aux chiens
d’arrêter d’aboyer pour écouter ce chant
qui serpente entre nous comme tâche de sang
le ciel alors nous recouvre de son manteau
et les deux hémisphères du temps se mélangent enfin.

* Fernando Pessoa